1870 ° L’INSURRECTION DU SUD
22 septembre 1870
22 ans après l’abolition de l’esclavage, éclate l’Insurrection du Sud
#colonialisme #histoire
#mémoire
Après l’abolition de 1848, la société martiniquaise demeure structurée selon les hiérarchies raciales et économiques héritées de l’esclavage. Les ancien·ne·s esclavisé·e·s et les engagé·e·s, contraint·e·s de travailler sous peine de poursuites pour vagabondage, ils·elles sont maintenu·e·s aux champs ou aux usines et subissent des conditions de vie extrêmement dures : journées interminables, tâches toujours plus lourdes, déplacements restreints par des passeports, impôts personnels élevés, ainsi que d’autres pratiques abusives telles que le « piquant » ou les salaires versés en « caïdon ». L’émancipation proclamée par l’abolition n’a pas mis fin à l’oppression : elle l’a fait muter, donnant à l’exploitation et à la domination coloniale de nouvelles formes, encore plus insidieuses.
1/9 — Marchandes de lait à Fort-de-France, Martinique [carte postale coloniale] — 1907
2/9 — Habitantes de la campagnes à Fort-de-France, Martinique [carte postale coloniale] ~ env. 1900
3/9 — La Rue Victor Hugo, Rivière-Pilote, Martinique [carte postale coloniale] ~env. 19004/9 — La Grand’Rue et le morne La Croix, Vauclin, Martinique [carte postale coloniale] ~ env. 1900
5/9 — Place du Marché, Saint-Pierre, Martinique [carte postale coloniale] — 1901
6/9 — Place du Marché, Marin, Martinique [carte postale coloniale] ~ env. 1900
7/9 — Groupe de réfugié·e·s, rue du Pavé à Fort de France, suite à l'éruption de la Montagne Pelée, Martinique [photographie] — 1902
8/9 — Marché en plein air, Rivière Salée, Martinique [carte postale coloniale] ~ env. 1900
9/9 — La Rade de Fort-de-France, Martinique [carte postale coloniale] ~ env. 1900
Ci-dessus, quelques archives visuelles du centre et du nord de la Martinique — entre 1880 et 1900
Début septembre 1870, alors que la misère liée à l’exploitation et le traitement raciste et colonial de l’affaire Léopold Lubin-Augier de Maintenon, alimentent le feu de l’insurrection à venir, le ministère de la marine et des colonies, dans une circulaire invitant à proclamer la république, ordonne de réprimer énergiquement toute tentative susceptible de troubler le travail colonial. Du Second Empire à la IIIᵉ République, rien ne doit ébranler l’édifice colonial : la priorité demeure la défense du statu quo.
La nouvelle de la proclamation de la IIIᵉ République se répand le 21 septembre 1870. Lubin, condamné à une lourde peine et emprisonné depuis août, n’étant toujours pas libéré, des révoltes éclatent dans le sud de la Martinique. Une vingtaine d’habitations sont incendiées — dont celle de La Mauny à Rivière-Pilote, appartenant au béké Codé, en fuite puis retrouvé et tué par les insurgé·e·s. Durant plusieurs jours, « l’insurrection « la plus redoutable [...] depuis la révolte de Saint-Domingue » destabilise l’ordre colonial, avant d’être réprimée dans le sang par l’armée.
Le bilan est tragique : une centaine d’insurgé·e·s tué·e·s, des centaines d’arrestations puis d’emprisonnements, 8 condamnations à mort, 5 exécutions par fusillade, environ 90 condamnations au bagne. Celles et ceux qui ont échappé aux troupes coloniales se terrent ou s’enfuient vers Sainte-Lucie ou la Dominique ; dont Louis Telga. La plus grave des accusations sera celle du complot. Pour maintenir l’ordre, la répression s’étend aux familles, brise les communautés, instaure un climat de peur, décourageant ainsi toute velléité de révolte future.
Lumina Sophie
Parmi les insurgé·e·s, Lumina Sophie, âgée d’environ vingt-deux ans et enceinte de deux mois lors de l’Insurrection du Sud, est arrêtée le 26 septembre 1870 et incarcérée au Fort-Desaix. Le 28 avril 1871, elle donne naissance à un fils aussitôt séparé d’elle, qui meurt quelque mois plus tard en prison. Le 8 juin 1871, elle est condamnée aux travaux forcés à perpétuité avec déportation pour avoir incendié plusieurs habitations. Sa peine est alourdie par des accusations relevant moins du droit que du sexisme et du moralisme de l’époque : blasphème, menaces envers les hommes et volonté de les dominer. Déportée au bagne de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane le 22 décembre 1871, elle accepte en août 1877 d’épouser un autre détenu pour obtenir sa libération, mais meurt deux ans plus tard, le 15 décembre 1879, à l’âge de 31 ans, épuisée par la détention, la malnutrition et la maladie.
1/3 — Extérieur du « bagne des femmes » à Saint-Laurent du Maroni en Guyane [carte postale coloniale] ~ 1908-1910
2/3 — Bagne de Saint-Laurent du Maroni en Guyane — 2017
3/3 — Projet de construction d’ici à 2028 d’une nouvelle prison à Saint-Laurent du Maroni en Guyane © Ministère de la Justice — Mai 2025
Les insurgé·es du sud, “misérables, malfaiteurs” selon Victor Schœlcher
#colonialisme #racisme
#paternalisme
« En réalité, pas de pays où une insurrection soit moins à craindre qu'à la Martinique. Il y a trois ans, quelques malfaiteurs, profitant des désastres de la mère-patrie et favorisés par des circonstances fatales, levèrent l'étendard de la révolte. Leur soulèvement a été comprimé en peu de jours. Il n'a pu dépasser les limites du quartier où il avait éclaté. Toutes les classes de la population ont fourni dos volontaires pour l'y étouffer.
Ses chefs, au nombre de huit, ont payé leur crime de la peine capitale. Les malheureux qu'ils avaient égarés expient leur complicité au bagne ou dans les prisons. Ce souvenir apprend aux plus malintentionnés, s'il en existait encore, qu'ils auraient contre eux tout le monde, et au cas où il s'en glisserait parmi les noirs des campagnes, ceux-ci ont assez d'amis pour éclairer les crédules. Les travailleurs créoles ne songent pas le moins du monde à s'insurger et n'ont aucun sujet d'y songer. Ils n'ont aucune raison d'écouter les mauvais conseillers. Ils possèdent le suffrage universel ; ils contribuent, avec leur part de vote, à élire des députés à l'Assemblée nationale, à nommer les municipalités et le conseil général ; ils ont ainsi, dans la légalité, le remède possible à tout mal dont ils jugeraient avoir à se plaindre. » (p.21, p.22)
« Partout les cultivateurs creusent fort tranquillement leurs trous de cannes, nulle part un seul des soi-disant « émissaire du désordre » n’a été saisi et livré à la justice. [...]. Veut-on absolument que quelques misérables, qui seraient si justement appelés « des sauvages », eussent essayé de soulever les campagnes, de les entraîner à d’horribles forfaits. » (p.15)
Victor Schœlcher parle d’un « soulèvement [qui] n’a pu dépasser les limites du quartier où il avait éclaté », alors que l’Insurrection du Sud a démarré à Rivière-Pilote puis s’est étendue dans les communes suivantes : Saint-Esprit, Rivière-Salée, puis Sainte-Luce, Le Marin, Sainte-Anne et Le Vauclin — derniers sites colonisés par les français.
Carte de la Martinique partagée entre colons et « sauvages », Nicolas Sanson — 1650
100 ans après l’Insurrection du Sud, débute l’empoisonnement de masse au chlordécone en Martinique — 2020
« [...] l’insurrection du sud de l’île, en septembre 1870, [...] fut pleine de crimes ; un propriétaire blanc y périt d’une manière horrible, mais il est certain que la masse de la population de couleur, loin d’y prendre aucune part, contribua puissamment à l’écraser. M. Menche de Loisne, gouverneur du temps, dans sa brochure, Insurrection de la Martinique, dit : « Les insurgés étaient des gens sans aveu, plongés dans une ignorance profonde et animés de ces instincts mauvais qu’on retrouve dans les bas-fonds de toute société.....» » (p.14)
— Polémique coloniale 1871-1881, (p.14) Victor Schœlcher — 1882